Ils sont jeunes, jumeaux et font partie de cette vague d’entrepreneurs africains qui innovent tout en résolvant des problèmes pratiques. Celui auquel ils se sont attaqué : la pollution générée par les pneumatiques usagés des automobiles ou des camions laissés dans la nature.
L’un porte une chemise blanche avec des motifs noirs zébrés, l’autre une chemise noire avec les mêmes motifs en blanc. Les jumeaux Benjamin et Frédéric Belibi choisissent soigneusement leur tenue lorsqu’ils sont en représentation. Si jamais leurs interlocuteurs ne s’apercevaient pas de leur ressemblance physique, leurs vêtements se chargeraient de le leur rappeler. Et lorsque ces deux Camerounais décident de se lancer dans le recyclage de pneus usagés afin de les transformer en revêtement pour des installations sportives, ce lien si particulier fait leur force.
Benjamin et Frédéric Belibi sont arrivés en France, après avoir passé leur enfance au Cameroun, afin d’obtenir un baccalauréat STI, d’abord puis un BTS en maintenance et après-vente automobile, toujours ensemble. Leur premier emploi, ils le trouvent naturellement dans l’automobile, chez Mercedes. Ils poursuivent ainsi une tradition familiale : leurs parents possèdent une concession au Cameroun.
A force de passer du temps dans les garages, ils observent que la récupération des pneus n’est pas la règle : “Personne ne récupérait les pneus, qui ne sont pas considérés comme des ordures ménagères, expliquent-ils. Et on ne peut pas les jeter dans toutes les déchetteries”. Au Cameroun, la situation est identique, et il y a même de nombreuses décharges sauvages, sources de pollution. Ils se demandent alors comment recycler les pneus, récupérer le caoutchouc, et le transformer.
Coup de pouce de Campus France
C’est l’idée, simple en apparence, à l’origine de Pneupur, leur entreprise. Toutefois, pour la concrétiser, il fallait des connaissances en entrepreneuriat qu’ils n’avaient pas. Les frères Belibi ont alors décidé de se tourner vers des concours qui récompensent des idées d’entreprises, et qui accompagnent ces idées par la suite.
L’un d’entre eux est organisé par Campus France : Entrepreneur en Afrique. Les jumeaux sont lauréats de la première édition, en 2015. Grâce à cette reconnaissance, ils ont accès à des laboratoires, des infrastructures. Ils intègrent également Bond’innov, incubateur de start up de la banlieue parisienne, destiné aux entreprises qui souhaitent lancer des projets innovants en France et dans les pays du Sud.
Dans l’incubateur, les frères ne sont qu’une seule et même personne. Le fait qu’ils soient jumeaux a son importance dans leur progression. Célibataires, ils vivent encore ensemble, et partagent quasiment tous leurs moments. “C’est vrai que ça joue un peu. Notamment en salon, ça draine un peu plus de monde”, explique Benjamin, le plus bavard des deux.
Apprentissage par internet
Ils se décrivent eux-même comme passionnés, mais ils savent bien que la passion ne fait pas tout. D’où l’importance des différentes aides dont ils ont bénéficié grâce à Entrepreneurs en Afrique et à Bond’innov : financement, accès aux laboratoires, visibilité et, surtout un partenariat de recherche et développement avec des étudiants d’Arts et Métiers Paristech, à Paris.
Car pour recycler des pneus en Afrique, il fallait prendre en compte plusieurs contraintes : "Le challenge était de trouver une technologie adaptée à l’Afrique, où il fait très chaud, explique Benjamin. On traite donc les pneus à froid, sans additif. On ne les brûle pas comme cela peut être le cas dans d’autres techniques de recyclage." Autre élément à prendre au compte : l’importance de l’économie d’énergie. Une usine trop gourmande n’est pas adapté aux ressources disponibles dans certaines régions de l’Afrique.
Pas beaucoup plus scientifiques qu’entrepreneurs, ils n’avaient “jamais mis les pieds dans un laboratoire, à part au lycée, raconte Frédéric Belibi. Mais aujourd’hui grâce à Google ou Youtube, on peut apprendre ce que l’on veut très vite”. Ils ont ainsi appréhendé plusieurs techniques de recyclage comme le broyage des pneus, très bien expliquée et facile d’accès sur Internet. Mais Internet ne suffit pas toujours.
Broyage, aimants et granulométrie
Sans l’aide des étudiants ingénieurs d’Arts et Métiers Paristech, il aurait été difficile pour eux de prendre en compte les différentes contraintes. Ces derniers les ont aidés sur les recherches et le développement du procédé rendant le recyclage possible.
Aujourd’hui les différents stades sont bien définis, et répartis en quatre phases: la collecte des pneus, leur traitement, la transformation et la valorisation. La collecte se fait par une application web. Les particuliers peuvent ainsi indiquer des décharges sauvages de pneus, ou simplement ceux qu’ils ont chez eux. En échange, Pneupur reverse 200 francs CFA en moyenne par pneu, selon son état.
Les pneus récupérés sont ensuite broyés : ils passent dans une machine qui les déchire. Puis, les différents matériaux sont séparés. Tout d’abord, des aimants, permettent d’extraire le fer et les autres métaux. Ensuite une soufflerie évacue d’autres matières non métalliques comme le caoutchouc ou les fils textiles. Enfin, la granulométrie permet de savoir quelle dose de caoutchouc il faut pour atteindre le bon mélange et ainsi transformer le produit en revêtement sportif. Le tout en respectant les normes de sécurité et antipollution très élevées de l’Union Européenne. La dernière phase est la pose du revêtement. Difficile d'en savoir beaucoup plus : ils surveillent jalousement leurs secrets de fabrication.
Une usine au Cameroun
Lorsqu’ils auront terminé leur passage à Bond’innov, fin 2019, ils garderont le siège de Pneupur en région parisienne, mais lanceront leur production dans une usine capable de traiter une tonne de pneus par heure, qui sera construite au Cameroun.
Les jumeaux ont déjà repéré le terrain où ils comptent l’installer, sur plus de 3 hectares, dans la banlieue de Yaoundé. Ils prévoient de créer 42 emplois directs, et 200 indirects, essentiellement des collecteurs de pneus.
Pneupur est un exemple de réussite pour Danielle Briche, de Campus France, qui suit le projet depuis ses débuts. Elle met en avant que beaucoup de projets sont accompagnés par l'organisme, mais que celui-ci montre avec succès en quelle mesure il est possible d’innover en Afrique. Tous ne sont pas aussi rapides et n’atteignent pas forcément ce stade de développement.
L’important maintenant est de trouver des clients pour pouvoir s’implanter correctement et rentabiliser rapidement l’investissement de l’usine. Ils ont déjà noué des contacts au Cameroun, avec des écoles privées ou des particuliers, mais aussi dans d’autres pays, notamment en République du Congo ou en République Démocratique du Congo. “On a des fourmis dans les jambes, sourit Frédéric. Nous sentons qu’il y a un vent nouveau en Afrique et nous voulons en faire partie.”
Kylian Mbappé à l'inauguration ?
Mais avant de se concentrer sur les éventuelles expansions, les jumeaux pensent surtout à l’inauguration d’un terrain de basket réalisé par leurs soins à Bondy, à quelques kilomètres de Paris, près des locaux de Bond’Innov. Pour eux, c’est la preuve que le projet fonctionne et est viable. Un exemple qu’ils pourront montrer à de potentiels clients. Il leur a fallu environ 2 400 pneus pour réaliser le revêtement, sur 450 mètres carrés. Au Cameroun, où les pneus sont plus lisses, et fournissent moins de caoutchouc à récupérer, il en faudra le double.
Pour marquer les esprits de leurs futurs clients, ils veulent frapper fort. Alors ils négocient actuellement, avec l’aide de la mairie, pour faire venir Kylian Mbappé, joueur de football du Paris Saint-Germain et de l’équipe de France, qui est né à Bondy (et dont le père est d’origine… camerounaise).
Leur ambition ne s’arrête d’ailleurs pas là : ils lorgnent déjà sur les Jeux Olympiques 2024 organisés à Paris. De nombreux événements auront lieux en banlieue de Paris, près de Bondy, et ils aimeraient proposer leur surface recyclée. D’ici là, ils tablent sur un chiffre d’affaire supérieur à 400 000 euros dès 2021.